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« Ce sont les liens qui nous libèrent », Rencontre avec Alain Damasio.

Ce 29 août 2020, lors du festival Les Inattendues, les JOC Tournai ont eu l’occasion d’interviewer Alain Damasio, auteur de science-fiction et d’anticipation politique ( La Horde du Contrevent, La Zone du Dehors, Les Furtifs ). Contributeur du site lundi.am, soutien de la Zad de NDDL et du mouvement des Gilets Jaunes, Damasio prend régulièrement positions contre la société de contrôle et les répressions politiques.


Dans ton dernier livre, les Furtifs, le thème de contrôle à travers la technologie est hyper présent. Comme militante et dans notre orga, les JOC, on se pose souvent la question de Facebook. On se sent obligée d’y être pour toucher des personnes, faire connaître ce que l’on fait et s’y organiser. Mais en même temps c’est en contradiction avec la société que l’on veut. Est-ce qu’il y a moyen de sortir de ce dilemme ?

— Alain Damasio : C’est très difficile d’être cohérente. Comme Deleuze l’avait super bien dit, on est dans un monde où on est nécessairement dans l’impur tout le temps, dans la bâtardise. On ne peut pas avoir un comportement parfait, totalement adéquat à ce que l’on défend. On est forcément en porte-à-faux, il faut l’accepter. Il y a des gens qui font ce que j’appelle des concours de pureté ou de radicalité. Mais à ces gens-là, tu peux dire : « Tu vois, mec, tes baskets elles sont fabriquées en Chine, je peux t’expliquer d’où elles viennent et même si tu as acheté des baskets recyclées, c’est quand même la même chose, et le bitume sur lequel tu marches, il est fabriqué par Vinci. » On baigne toute dans cette eau qui est celle du capitalisme, on ne peut être dans la pureté absolue. Cependant, on peut essayer au maximum de tendre vers une forme de cohérence politique et surtout d’alternative qui serait viable. Je ne suis jamais rentré sur Facebook, Instagram ni sur Twitter. D’un, je n’en vois pas du tout l’intérêt et de deux, ce serait juste utiliser l’outil que j’essaye de condamner. Avec La Volte, ma maison d’édition, on utilise un réseau social libre, Mastodon et les outils de Framasoft.

Je serais vous, je ne serais pas sur Facebook, quoi qu’il en soit, et quelles que soient les facilités que cela offre, et, quel que soit le système monopolistique qu’ils ont mis en place. Effectivement la majorité des gens sont sur Facebook, donc tu te dis que c’est plus facile. Non, il faut utiliser d’autres réseaux libres comme Mastodon, faire des chaînes e-mail et essayer de généraliser d’autres pratiques. Il y a beaucoup de choses que tu peux faire. C’est un peu pénible au début, mais une fois que tu as mis ça en place, quel bonheur d’avoir les gens sur un réseau qui n’alimente pas cette énorme machine de tracking des données. Que sont Google et Facebook.

On a toujours l’impression que l’on est condamnée alors qu’il y a des alternatives. On peut se dire : « Je vais faire une petite communauté sur Mastodon et aux moins les JOC y sont ». Tu commences à créer un truc. Il ne faut pas que l’on baisse toute la garde. Et ça n’empêche de temps en temps d’envoyer un petit signal sur Facebook pour s’adresser à d’autres communautés qui y sont et de leur dire : « Rejoignez-nous sur Mastodon ». Si vous voulez sortir du truc, allez-y ! Et si tu fais tout sur Facebook, c’est bon aussi. Jusqu’au jour où ils décident que c’est fini, qu’ils te suppriment ta page et que tu n’as aucun contre-pouvoir là-dessus.

Avec la fin des grands récits occidentaux de l’émancipation, dont celui du mouvement ouvrier, on peut avoir tendance à s’enfermer dans des registres uniquement d’indignation et de dénonciation. Comment aller plus loin ?

— Alain Damasio : Le problème avec l’indignation, c’est que souvent, ce sont des réactions éthiques, personnelles. On reste dans le cadre néo-libéral, celui individualiste dans lequel on se construit tous, qui est l’espèce d’éthos fondamental de notre monde. On nous a appris à essayer d’atteindre la liberté individuellement. Du coup, quand on commence à se révolter, on passe par l’indignation. C’est la première chose qui vient nous percuter avant même de travailler sur les collectifs et de faire des choses ensemble. L’indignation est une étape et elle est indispensable. Sans, je ne vois pas comment tu vas arriver à mobiliser, à construire un combat. Mais tu ne peux pas en rester là. Il ne suffit pas d’atomes individuels qui soient indignés pour générer un mouvement et un basculement. Tu vas fermer l’eau du robinet quand tu te laves les dents, tu vas trier tes déchets, tu vas signer des pétitions, mais tu ne vas pas vraiment faire bouger les choses.

J’ai le sentiment que l’enjeu central de l’époque c’est le lien. C’est la capacité à être liée et à travailler sur ce lien, ce tissage. Pour nous, les occidentaux, c’est un vrai défi. On nous a fait concevoir le lien comme une forme d’enchaînement. Il faut arriver à dire à l’autre : « Les liens libèrent, c’est en ayant un réseau d’amies, une communauté affinitaire, en faisant les choses ensemble que tu vas t’émanciper et te donner une liberté bien plus grande, bien plus forte et bien plus consistante que la liberté individuelle ». C’est encore plus difficile d’arriver à le dire en société numérique. On se construit dans un techno-cocon, on est chez soi devant son smartphone, on communique par des outils technos qui font semblant de faire du collectif, mais pas du tout. Le fait d’être ici ensemble à faire cette interview, c’est déjà, en soi, rare.

Le récit de l’émancipation a été capturé par le récit néo-libéral de l’émancipation individuelle. Or, ce dont nous avons besoin c’est de récits d’émancipations collectives. Et cela ne suffit pas de les écrire, il faut créer des situations dans lesquelles cela peut être vécu. Typiquement la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a été une réussite pour ça. Il y a soixante lieux de vie différents et c’est le bordel — y a des anarchos, des alternos, des communistes, des écolos, des primitivistes — tu as tout ce que tu veux. Ce n’est pas un bloc unitaire, et tant mieux, mais c’est quand même un bloc pluriel, qui agit ensemble, qui s’engueule ensemble, qui fait des réunions d’usages ensemble. Ça, c’est hyper précieux parce que l’expérience a une durée et un territoire. Je crois beaucoup aux zones à défendre, aux zones autogouvernées. Elles permettent de ne pas rester dans ce piège, que l’on a tous — je le fais aussi — où tu signes des pétitions et puis tu es tout seul devant ton ordi. Je sens bien que cela ne va pas. Le travail du récit, il est là-dessus. Comment construire un récit d’émancipation, un imaginaire qui morde ? Je travaille là-dessus depuis 30 ans, c’est complexe. J’essaye, comme auteur de SF, d’ancrer mes récits, de montrer comment un groupe de personnages peut agir ensemble.

Pourquoi les récits et les imaginaires sont-ils si importants ?

— Alain Damasio : La grande révolution, pour votre génération, c’est que vous avez accès, quasiment, à la totalité de la production culturelle. Tu as accès à toutes les musiques qui existent, tu peux trouver tous les films et les livres que tu veux, c’est un apport extraordinaire du net. Mais il y a des effets. Le temps passé à regarder des séries, des films, à écouter de la musique s’est dilaté. Tu es plus souvent dans le monde imaginaire, tu y passes toute une partie de ta journée, cela a des impacts colossaux, même au niveau politique. Dans les récits de survie où le héros s’en sort seul ou avec sa famille, la dystopie reste merdique, mais toi, tu as sauvé la mise pour tes proches. Ces imaginaires présents dans les séries s’inscrivent dans les personnes. Quand on évoque l’effondrement, les gens à la place de se dire : « On fait ensemble », ils vont plutôt penser qu’il faut construire des bunkers, des cabanes au fond des bois ou bien stocker des pâtes et du papier toilette. On a donc besoin de recréer du récit face à des récits dominants qui ne sont émancipateurs qu’à titre strictement individuel et bien sûr, si tu as l’argent suffisant.

L’écriture au sens large — cinématographique, littéraire, scénaristique, radiophonique — va mettre en place un imaginaire qui va favoriser tel type d’affect ou tels autres, qui va modifier ta façon de percevoir. S’il suffisait de la raison et des concepts pour changer le monde, ça ferait longtemps que l’on saurait. Tu fais des tracts militants à longueur d’année, les gens vont te dire que oui, tu as raison, mais cela ne change rien chez eux. Les modes d’attentions et de perceptions du monde n’ont pas changé. Il faut réussir à infléchir et à modifier les modes de perceptions et d’attention aux mondes.

Qu’est-ce que tu entends par « mode de perception et d’attention » ?

— Alain Damasio : Je vais vous donner des exemples qui me concernent. Je fais souvent de la randonnée et j’ai toujours eu l’impression de bourriner. Je rencontre Baptiste Morisot, qui est un philosophe du vivant, et il m’emmène dans le Verdon pister le loup. Il m’a appris à être attentif aux traces, aux empreintes : quand le renard revient vers son terrier, il trace une ligne droite, il sait où il se trouve. Si la trace des empreintes du renard varie, tu sais qu’il est en train de chasser. Il m’a appris à repérer les oiseaux juste à la façon, dont le vol s’organise, il m’a appris plein de choses, mais pas intellectuellement, il m’a appris à être attentif. Dans les Furtifs, il y a un personnage, une traqueuse phonique, elle a une capacité d’écoute extraordinaire. Je me suis inspiré d’une fille, Floriane, avec qui je travaille depuis quelques années. Elle est créatrice radiophonique et elle m’a appris à écouter les sons et la musique, elle m’a appris que dans la forêt les bandes de fréquence sont réparties selon les oiseaux, les insectes et que chacun occupe une bande de fréquence différente. Cette polyphonie fait que tout le monde peut s’entendre et que tout le monde a une place. C’est super intéressant politiquement.

Un autre exemple, je suis née dans une famille patriarcale, mon père était limite machiste. Il dominait la famille. J’ai fait un parcours très long, notamment grâce à ma compagne. Je savais qu’il y avait des problèmes, mais pourquoi cela ne changeait pas ? Mon mode de perception n’était pas modifié. Durant les conférences, je ne voyais absolument pas que les questions étaient, la plupart du temps, posées par des mecs. Je ne le voyais pas, je n’y étais pas attentif du tout. Je n’avais pas d’écoute de l’écoute. Depuis quelques années, j’y fais attention et ça change tout.

L’écriture travaille, elle aussi, les modes de perceptions et d’attention à travers les affects, les émotions et donc l’envie de faire telle ou telle chose. Tu peux me bourrer le mou sur le fait que l’avion, ça consomme plein de co2, je ne comprends pas. Oui, il y a des chiffres, mais ça ne change pas mon mode perception, on s’adresse à ma raison. L’écriture touche aux concepts, aux percepts et à l’affect pour parler comme Deleuze. C’est pour ça que les livres changent les gens, beaucoup plus que d’autres choses.

À propos de patriarcat et d’écriture, que penses-tu de l’écriture inclusive ?

— Alain Damasio : C’est un des thèmes en discussion pour le moment que l’on a avec Zanzibar, un collectif d’écrivaines et d’écrivains de science-fiction. On est tous d’accord pour dire que le point médian, ça pollue la lecture, que c’est laborieux et que cela étire la page. On a réfléchi là-dessus et j’ai une position assez simple. Cela fait trois ou quatre siècles que l’on subit un choix sexiste de l’Académie qui a été de masculiniser les plurielles, s’il y a 8 meufs et un mec, on met un pluriel masculin. Cela n’est absolument pas neutre, cela imprime une sorte de dominante dans le langage. Cette convention ancre le patriarcat dans la grammaire. On a assez suffisamment subi ça que pour essayer d’inverser le truc. Ce que je recommande dans les textes militants maintenant, c’est de féminiser systématiquement tous les pluriels. Tu habitues les gens à ça et oui cela perturbe. C’est une technique militante presque de quota. Après, le truc classique c’est travailler aussi sur les épicènes, par exemple le mot « Artiste » est à la fois masculin et féminin. Quand tu écris, il faut chercher les termes les plus épicènes possible ou bien alterner entre le féminin et le masculin c’est ce que je fais maintenant dans les textes pour le blog Lundi Am. Les gens, au début, ne comprennent pas, ils ont l’impression que je ne parle que d’ouvrières et pas des ouvriers, mais ça s’équilibre. Des livres sortent maintenant entièrement en pluriel féminisé. Je trouve que l’on est très timoré dans la militance, on a l’impression que l’on est équilibré parce que l’on met le point médian, ce n’est pas une vraie prise de risque.

Est-ce qu’il y a d’autres manières de travailler, politiquement, sur l’écriture ?

— Alain Damasio : Avec l’écriture, tu vas véhiculer des émotions et des histoires qui vont toucher, créer de l’empathie très forte. Le vecteur d’identification aux personnages est fondamental, il permet d’amener des gens vers des profils et des attributs qui pour toi sont positifs. Il y a l’écriture polyphonique, celle ou chaque personnage a un style. Tu n’es pas sur un seul narrateur qui t’explique la vie, qui est omniscient. La réalité est plurielle, il faut arrêter de croire que notre vision est centrale. Le mode de narration est politique. La focalisation zéro ce n’est pas pareil que la focalisation interne, que la polyphonie. C’est des vrais choix.

Il y a ensuite l’utilisation du langage. Quand je fais parler un personnage en jeunes, je fais un choix de dire cette langue a un sens, une force. Finalement, l’axiologie. Quelles sont les valeurs que tu portes dans ton récit ? Ce que je veille à faire, c’est de mettre en place une émancipation collective. Si les personnages s’émancipent, c’est collectivement. La Zone du dehors, La horde du Contrevent et Les furtifs sont construits là-dessus. C’est pour moi un vrai imaginaire de gauche, délibérément conscient, sur lequel je n’ai pas envie de revenir. C’est les liens qui vont les libérer.

On en revient au début, celui de l’importance des liens

— Alain Damasio : Il faut travailler les liens avec le vivant, l’animal, le végétal, les écosystèmes, les champignons et même les microbiotes que tu as l’intérieur de toi. Tu as 4 kg de bactéries à l’intérieur de toi. Notre humeur et notre attitude dépendent aussi de ces bactéries. On se croit un sac de peau hermétique, alors qu’il y a tout un tissage à reconstituer. La modernité s’est constituée sur l’idée de coupure, d’individus coupés de tout et autonomes. Quand tu es dans un groupe de gens que tu adores, tu es beaucoup plus autonome que seul. On ne fait pas assez ensemble, on n’a plus les mains dans la pâte. La prochaine étape pour moi c’est d’acheter un terrain et d’essayer de créer ce que j’appelle une ZOUAVE — Zone Ou Apprendre À Vivre Ensemble. On va essayer de développer ça, il faut expérimenter, faire. Il y a beaucoup de jeunes qui tirent de l’énergie des bouquins, mais au bout d’un moment, même à moi, cela me paraît trop abstrait. Tu as l’impression de vendre du rêve. Ça va être galère ce projet, y aura plein d’engueulades, mais j’ai envie de descendre vraiment dans le réel et arrêter de juste théoriser le truc.

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